Rencontre avec l’ex-attaquant centrafricain, Ibrahim Bohari, 36ans, lors d’une table ronde organisée au Parlement européen sur le thème de “La traite des jeunes footballeurs africains”. L’histoire d’un ancien joueur tristement exploité en Europe et en Turquie, lors de son départ de la République centrafricaine. Cette triste réalité pourrait aujourd’hui concerner plusieurs centaines de joueurs africains. Pour Afrik-foot, Ibrahim Bohari lève le tabou et se confie sur son parcours.
Afrik-foot : Ibrahim, à quel âge avez-vous commencé le football ?
Ibrahim Bohari : Je joue depuis l’âge de 6 ans. Mon premier club était AS Tempête MOCAF de Bangui, en République centrafricaine. J’ai effectué toute mes catégories d’âges là-bas.
Comment avez-vous été repéré et à quel moment êtes-vous arrivé en Europe ?
Je suis arrivé en Belgique après un match de Ligue des Champions africaine qui opposait l’AS tempête MOCAF contre le club oranais, le MCO, Mouloudia Club d’Oran. J’ai été repéré par un manager belge qui m’a fait venir à Mouscron, en deuxième division belge. Il m’a proposé un contrat professionnel pour jouer au club de Mouscron. C’est à ce moment-là que j’ai commencé ma carrière pro.
Qui vous y a conduit ?
C’est ce même manager en partenarait avec un agent algérien.
Avez-vous été victime de la “traite de footballeurs africains” ?
Indirectement oui. Après Mouscron. Au début tout se passait bien. Mais c’est quand j’ai été transféré en Turquie contre mon gré que tout a commencé. Ce transfert de Mouscron vers la Turquie était truffé de magouilles. C’était un manager qui s’appelait Ranko Stogic qui avait contacté l’entraîneur de Mouscron pour négocier mon transfert. Je n’ai été au courant de rien. Une fois arrivé là-bas, ils m’ont dit que je devais aller à Ankara. Ils avaient déjà touché des sommes sans que je puisse signer quoique ce soit. Ensuite, il y a eu une nouvelle négociation avec un autre club, Altay Izmir. Les dirigeants de ce club voulaient me faire signer un contrat en turc alors que je ne parlais même pas la langue. J’ai donc refusé. Je n’avais pas envie de signer mais on m’a bien fait comprendre que si je ne signais pas j’allais revenir à Mouscron mais en réserve. J'étais piégé. J’ai paniqué et je me suis senti obligé de signé. Ce n’étais pas du tout le plan de carrière auquel je m’attendais. Je ne comprenais pas vraiment les choses. Pourtant j’ai contribué à la monté du club de Mouscron en première division. Je n’avais que 20 ans.
L’entraîneur de Mouscron était d’accord pour tout ça ?
C’est l’arrivée d’un nouvel entraîneur, Hugo Broos, qui a tout chamboulé ! Il m’a fait partir car il avait besoin de racheter un nouveau gardien. Il l’a introduit dans le club et j’ai été vendu à ce moment-là pour pouvoir payer son transfert. En bref, ma vente a permis d’acheter un nouveau joueur.
Etiez-vous payé à la hauteur de vos compétences ?
En Turquie oui, malgré tout. Là-bas, les étrangers ont de bons salaires. Par contre, en Belgique, les joueurs africains sont sous payés. Nous sommes considérés comme des tremplins. Surtout pour un Africain qui arrive et qui ne connait pas le montant des salaires. Ce n’est ni plus ni moins que de l’exploitation.
Pensez-vous que votre ancien agent était un escroc ?
J’avais un agent qui était en contact Hugo Broos, mais ce n’est pas lui qui a fait le transfert. C’est Broos qui a tout manigancé.
A quel moment vous êtes-vous rendu compte que vous étiez victime “d’esclavage footballistique” ?
Quand je suis arrivé en Turquie pour signer. J’ai voulu faire demi-tour mais on m’a clairement dit : “Soit tu signes, soit tu ne joueras plus jamais nul part”. C’est alors que j’ai compris avoir atterri dans un milieu mafieux. On m’a même proposé de l’argent en me disant que c’était une avance. Je n’avais encore signé aucun contrat. On m’a tellement menacé ! Pour retrouver ma liberté et revenir en Belgique, j’ai dû poursuivre en justice le club car il ne me payait plus au bout de quelques mois. J’ai gagné mon procès et j’ai pu revenir en Belgique. J’avais retrouvé un club, celui de Courtrai.
Avez-vous alerté la FIFA ?
Non, c’était un sujet tabou et ça l’est encore d’ailleurs. Je pense qu’elle doit être au courant mais les joueurs ont peur d’engager des procédures contre ces gens-là. Je n’en ai jamais parlé, j’ai toujours gardé ça pour moi. A un moment je voulais le faire, il fallait que ça se sache. J’étais plutôt isolé et je n’en ai parlé qu’à des amis.
Un mot sur la table ronde à laquelle vous avez participé le 9 mars au parlement européen à Strasbourg. Le sujet portait sur l’exploitation des jeunes joueurs africains en Europe.
J’étais content qu’une conférence soit organisée à ce sujet. Mais le problème persiste. C’est bien de parler mais il faut des actions concrètes. Ce problème n’est pas récent. Il existe depuis plus de 20 ans. On ne cesse d’en parler mais 20 ans après rien a changé. Il faut vraiment passer à l’acte.
Avez-vous des chiffres sur le nombre de joueurs victimes de cette marchandisation mafieuse ?
Je n’ai pas de chiffres officiels mais ce fléau a toujours existé et existera toujours. Mais comme personne n’en parle, ni les fédérations ni les autorités compétentes, ni les joueurs, il est donc difficile d’effectuer un recensement. Mais si une enquête s’ouvre, je suis persuadé qu’on en recenserait pas mal. Une chose est sûr, je ne suis pas le premier et ni le dernier. Il y a encore un tas d’agent qui magouillent.
Alors à qui la faute ? Uniquement aux agents ?
C’est principalement la faute des agents peu scrupuleux, mais aussi la faute des footballeurs. Ils sont naïfs. Mais, d’un côté, comment refuser une offre alléchante de la part d’un agent à l’attention d’un jeune footballeur africain défavorisé et qui n’attend qu’une seule chose : jouer en Europe ! On leur promet monts et merveilles et c’est en quelque sorte l’appât du gain.
Qu’attendez-vous des autorités compétentes ? (FIFA, UE …)
Qu’ils travaillent en partenariat avec les fédérations africaines pour faire de la prévention dans les clubs africains. Eduquer les joueurs avant leur arrivé en Europe, de sorte à ce qu’ils puissent être conscients des dangers et être capable de les éviter. Dans les centres de formations en Afrique, il y en aura toujours qui passeront professionnel, mais avant leur arrivée, on doit les mettre au courant qu’au-delà des gens compétent qu’ils rencontreront en Europe, il y aura toujours des magouilleurs ! Si un joueur est bon, il faudrait que les dirigeants du club viennent eux-mêmes le chercher, rencontrer sa famille… Il y a trop d’intermédiaires et après c’est le bordel. A la limite ce serait même une bonne idée de signer les contrats là-bas pour éviter toute surprise une fois arrivée ! En clair procéder de la même façon que pour les joueurs européens.
De quoi rêviez-vous lorsque vous étiez footballeur ?
J’avais en tête un plan de carrière tout tracé. Terminer ma saison à Mouscron puis avoir l’opportunité de jouer en France, en Allemagne ou en Angleterre. Mais tout ce réseau mafieux m’a fait perdre tout espoir. Je me suis donc cantonné à jouer dans des clubs turcs qui ne m’intéressaient guère.
Et pour terminer, que faites-vous désormais ?
Je m’occupe de jeunes footballeurs du côté de Graincourt-lès-Havrincourt (Nord-Pas-de-Calais). J’entraîne une équipe de jeunes. En parallèle, je suis aussi représentant de la Fédération centrafricaine de football pour le recrutement de joueurs centrafricains qui jouent dans les championnats européens.
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