Tout le monde sait que l'Argentin Lionel Messi, le génie actuel du ballon rond, croque tous les records. Parmi ses exploits, figure celui d’être le footballeur à avoir marqué le plus de buts en une année calendaire : 91. Le symbole d’une facilité qui ne cesse d’éblouir.
Par Christophe Fourvel, Revue Novo n°23
Le monde du sport, fatigué parfois des rivalités qui font sa raison d'être quotidienne, aime la célébration unanime des dieux. Messi est stratosphérique, gigantesque, énorme, cosmique… La presse spécialisée, comme les adolescents, a ses qualificatifs fétiches qui changent selon les années. Et Messi les mérite tous.
Mais voilà qu'un tout petit caillou s'est glissé dans la chaussure à crampons du géant (qui, soi-dit en passant, mesure 1,69m) : non pas une sale histoire de dopage, de tricherie ou de racisme. Non, plutôt un conte de Noël, rivalisant avec la belle histoire du très talentueux argentin. L'histoire d’un mort revenu depuis les morts disputer la plus haute marche d'un podium à l’idole planétaire.
Un Zambien met en péril le record de l'idole Messi
Un Africain, inconnu de surcroît de la plupart des supporters et disparu jeune, avec cette élégance tragique qui embellit les destins : dans un accident d’avion, en 1993, avec le staff technique et la plupart des joueurs de l’équipe nationale zambienne. Il avait 46 ans, s’appelait Godfrey Chitalu et était devenu entraîneur. La version zambienne de l’histoire ne laisse pas la place aux discussions, ni au recomptage des voix… “Ucar,” comme il était surnommé en référence à une célèbre marque de pile, aurait marqué, avec les Kazbwe Warriors, 107 buts pendant l’année 1972. Soit 16 de plus que Messi.
La Fédération zambienne parviendra-t-elle à prouver cet exploit qui n’est encore, à ce jour, qu’une histoire suggérée par des coupures de presse jaunies, étalées les unes à côté des autres ? Moquera-t-on le joueur sur les plateaux télé d’après match avec ce cynisme dont l’ethnocentrisme sait nous doter ? Chitalu plus fort que Messi ? Vous plaisantez ! Et puis, quel crédit accorder aux matchs du championnat zambien de 1972 ? Aux défenseurs chargés de priver Ucar de ballons ? Mais Godfrey Chiatlu a déjà sa victoire.
Elle n’a pas grand chose à voir avec le football. Elle enrichit “l’autre monde”, celui qui nous tient au-dessus de l’animalité et du hooliganisme. Celui de la littérature, autrement dit, le même monde que celui que nous traversons chaque jour, mais rendu à sa dimension infra-liminaire, avec sa dominance ombrée, son attention pour le hors-champ, sa tendresse pour l’écrasé. Je crois que la littérature aime Chitalu, comme la musique aimait John Coltrane ou Charlie Parker. Comme le cinéma aime “Le voleur de bicyclette”, tous les personnages du cinéaste chilien Carlos Sorin. Il est le pêcheur d'Hemingway dont on ne verra jamais le poisson.
Chitalu, un artiste condamné à rester dans l'ombre
Chitalu demeurera sans doute dans l'angle mort de nos petits émerveillements passagers. Du côté d'une foule d'authentiques et de discrets héros, qui rayonnent au point aveugle des médias, en dehors de la poursuite lumineuse où tant d'opportunistes font tant les pitres. Je me souviens d'une histoire rapportée par Armand Gatti à propos d'une femme, qui dans un camp de concentration, prélevait sur sa ration, du pain pour façonner des marionnettes et donner ainsi à voir des spectacles à ses compagnes de captivité. Des spectacles éphémères, prélevés sur la faim et joués dans le tout petit intervalle de jour et de lucidité préservé ; dans le tout petit intervalle de vie qui leur restait.
Souvent, lorsque j'entends parler les “vedettes stratosphériques” de l'équipe de France de football, les génies de la télévision, les comiques milliardaires, je pense à cette femme dont j'ignore jusqu'au nom. Qui sont nos vrais héros ? Essayez et vous verrez comme la société du spectacle est friable. Que 2013 soit l'année de l'arrière-plan retrouvé.